Publications prochaines :

La publication des articles est conçue selon une alternance entre le culinaire et la culture où prennent place des critiques de spectacles, de films, de concerts, de livres et d’expositions … pour y défendre les valeurs liées au patrimoine et la création, sous toutes ses formes.

dimanche 27 avril 2008

UN COIN DE VERDURE, BLEU COMME UN ORAGE

La météo annonçait de lourdes perturbations à l'Ouest. J'espérais un sursis, pour me laisser le temps d'être éblouie, cette année encore, par l'explosion du cénaothe planté en bordure de l'allée.

Je guettais depuis plusieurs semaines le gonflement des bourgeons floraux violacés dont certains laissaient déjà entrevoir la douceur d'un bleu pâle.

Hier, le buisson s'était mis à résonner d'un crissement montant crescendo. Le ti-ti-tit d'un couple de mésanges bleues exerçait sur moi une attraction insistante, rivalisant avec l'arôme sucré du lilas double.

J'ai appris d'expérience que les oiseaux se sont durablement installés dans le prunus. L'enivrant parfum du lilas est un paradis auquel je ne saurais me dérober. Qui me téléporte dans le jardin de ma grand-mère. Qui reste indissociablement relié à la fragrance du muguet annonciateur de Mai, de la désormais proche fin de l'année scolaire, et de l'été à venir.

Par sa forme conique, la grappe du lilas évoque aussi la barbe à papa dont mon grand-père me régalait à la foire de Sens tandis que nous allions de stand en stand suivant un parcours rituel immuable. La friandise pastel récompensait la fastidieuse exploration des baraques foraines qui s'abritaient sous l'ombrage vert tendre des marronniers en fleurs.

Serré contre l'arbuste parme, le céanothe bleu électrique éclate en exhalant des senteurs douceâtres. Les ondes ultra-violettes agissent sur les abeilles aussi sûrement que le signal intermittent d'un sémaphore aimante les bateaux en perdition.
Les flancs des mouches à miel s'alourdissent de pollen. Le voletage devient hasardeux. J'assiste, impuissante, à un ballet sans grâce, ponctué de vrombissements d'hélices fatiguées par les décollages incessants.

Aucune alerte ne semble pouvoir arrêter l'approvisionnement frénétique des insectes, si ce n'est la conscience de devoir rapatrier le fardeau d'ambre jaune avant un accident fatal.

jeudi 24 avril 2008

MACARONS A LA FRAMBOISE DANS UN FROISSEMENT DE PAPIER DE SOIE

Voici un défi de plus. Bernie me demande de retrouver ou d'imaginer la recette d'un plat cité dans un roman. J'ai dévoré tant de livres. Avec appétit. Avec gourmandise, que l'exercice devrait être vite bouclé. Mais dans quelle direction focaliser la recherche ? J'hésite entre l'exploration aveugle de mes souvenirs et le feuilletage des livres de ma bibliothèque. Je sais intuitivement que madeleine est le mot-clé. Je l'ai lu récemment, mais où ... ?

Me voici à la recherche de la petite madeleine perdue ... je prends mon temps, une tasse de thé. Mon chat me frôle. J'y suis. C'est Madame Michel, Renée pour les intimes, la concierge érudite, passionnée de Dostovievsky, comme Michèle Lesbre que j'ai rencontrée samedi dernier.

L’Elégance du hérisson (de Muriel Barberey) est autant un hommage à la philosophie qu'à la gourmandise. Mais je ne saurais trouver comment faire aussi subtil que Kakuro Ozu, nouveau propriétaire de l'immeuble, qui invite Renée à goûter le meilleur de la cuisine japonaise dans :
  • une myriade de coupelles précieuses toute une série de petits légumes qui ont l'air marinés dans un je-ne-sais-quoi qui doit être très bon (...) des carottes sucrées pour dieux gourmets (p.335)
  • des sashimis au poulpe
  • des gyozas bourrés (sic) au coriandre et à la viande parfumée
  • des zalu ramen, un plat de nouilles froides à la sauce sucrée
Sachant Muriel Barberey partie réaliser son rêve (un an au Japon), je l'imagine en train de faire provision de prunes salées (point commun avec Amélie Nothomb ...) tout en notant scrupuleusement les recettes. Il me semble plus prudent de rester en bordure d'un terrain que je maîtrise, celui des douceurs qui sont la spécialité de Manuela, la fidèle amie femme de ménage de Renée :
  • des mendiants au chocolat noir, scintillant comme des diamants ténébreux dans une aumônière de papier de soie crème, nouée d'un ruban de velours bleu (p.159)
  • des madeleines (p. 285) et des financiers
  • le "gloutof" de Manuela qui est aussi un nectar (p. 286)
  • ébouriffant une débauche de papier de soie bleu nuit, un magnifique cake alsacien revisité par l'inspiration, des tartelettes au whisky si fines qu'on craint de les briser et des tuiles aux amandes bien caramélisées sur les bords (p.295)
Ensemble elles partagent le rituel du thé qui a cette vertu extraordianaire d'introduire dans l'absurdité de nos vies une brèche d'harmonie sereine (p.94). J'aimerais me projeter dans ce personnage dont Renée dit qu'il faut l'avoir vu lui offrir comme à une reine les fruits de ses élaborations pâtissières pour saisir toute la grâce qui habite cette femme (p.29). Alors j'élabore, j'inaugure ... une fournée de macarons à la framboise que je vous présente dans un froissement de papier de soie turquoise.

Les macarons sont nés au VIII° siècle, dans les monastères vénitiens (macaron signifie pâte fine) en prenant la forme d'un nombril de moine. Ils sont arrivés en France dans les bagages de Catherine de Médecis, venue épouser le Duc d'Orléans, futur roi de France. Sa petit-fille cadette, Catherine de Vaudémont, confiera la recette à des nonnes, qu'on appellera improprement les Soeurs Macarons. C'est avec la bergamote, toujours une des spécialités de Nancy.

Les proportions :
  • poids identique de blanc d'oeuf et de poudre d'amande,
  • le double de sucre glace et la moitié de sucre semoule.
La méthode :
  • mixer finement poudre d'amande et sucre glace
  • ajouter méticuleusement les blancs montés en neige avec le sucre semoule
  • ajouter si nécessaire quelques gouttes de colorant
  • remplir une poche à douille
  • "poser" des petits tas de 3 cm de diamètre sur une tôle protégée par du papier sulfurisé
  • avoir la patience d'attendre plusieurs heures (pour que la pâte se dessèche naturellement)
  • enfourner 1o minutes th 5 (150°)
  • joindre les macarons refroidis deux par deux avec de la confiture de framboise
A mon tour de lancer le défi à d'autres, par exemple à Macaron Girl qui fait des macarons à tomber en pâmoison et que j'ai découverte un peu tard (les miens étaient déjà sur la plaque) et à Marie qui fête ses 5 ans de blog et qui m'a sans le savoir redonner le goût du tricot.

mercredi 23 avril 2008

ASTER en AVRIL

J'ai été mise au défi de trouver ou d'inventer une recette de cuisine commençant par la lettre A comme Avril. C'est terrible d'avoir (toujours) une idée par jour ... et de ne pouvoir réfréner l'envie de les mettre en œuvre.
Au temps des chevaliers on signifiait à l'adversaire qu'on acceptait son défi en ramassant le gant qu'il avait jeté devant vous, d'où l'expression "relever le gant". J'ai donc attrapé le gant (de cuisine) et l'appareil photo, parce que, justement je sortais du four ce gâteau que voici :


Ce serait normal de reconnaître un tournesol (nom scientifique : Helianthus annuus L.), puisque cette plante appartient à la famille des Astéracées (Composées). Mais vous m'accorderez que cela peut tout aussi bien être un Aster.

Et la recette ? mais elle n'a aucune importance, cette recette. C'est la forme qui importe. Obtenue avec un moule de silicone, qui a l'avantage de ne demander aucune matière grasse avant de verser la pâte. Pour ceux qui voudraient le même je déroge à un principe (celui de ne pas faire de publicité) : je l'ai acheté chez Truffaut, à Châtenay-Malabry dimanche après-midi, probablement sous l'influence inconsciente du film d'Agnès Varda, le Bonheur.

Allez me faire croire après cela que le hasard existe !

lundi 21 avril 2008

LA PETITE TROTTEUSE VA BON TRAIN

Rencontre avec Michèle Lesbre

La Médiathèque municipale d’Antony inaugure cette année un Prix des lecteurs. Dix livres ont été retenus par les bibliothécaires parmi l’abondante profusion (le pléonasme s’impose) de ce qu’on appelle la rentrée littéraire 2007.

Le Canapé Rouge est l’un de ces titres et son auteur, Michèle Lesbre, était invitée à Antony samedi dernier. Ne travaillant exceptionnellement pas ce matin là j’ai pu participer à cette rencontre.

Je réalise en écrivant ces lignes que depuis la création du blog –il y a deux mois- j’ai la fâcheuse inclinaison à démarrer un article sur deux par un mea culpa. Ce sera encore le cas si je vous confie que je ne savais rien du parcours de cette dame en arrivant et que j’avais « un peu » honte de n’avoir pas réussi à lire son dernier livre.

Si je vous dis cela c’est pour témoigner qu’une rencontre peut être bénéfique, pourvu qu’on s’y présente avec disponibilité, ce qui était mon état d’esprit.

J’ai pris beaucoup de notes, comme à mon habitude : je crois que j’entends mieux ce qui se dit quand je l’écris, même si je ne relis pas systématiquement ensuite. Je dois fonctionner sur un mode audio-visuel. J’ai ainsi acquis un matériau dont j’ai pu vérifier les citations. C’était incontournable pour éviter les erreurs orthographiques des noms propres et les références bibliographiques … et même davantage parce que l’acoustique de la salle transformait l’écoute en exercice difficile.

Il m’est immédiatement apparu que Michèle Lesbre n’était pas une femme ordinaire. Le regard avec lequel elle balayait la salle qui se remplissait m’a immédiatement impressionnée. Le débit de sa voix est mesuré alors qu’elle raconte un parcours d’une densité rare. L’ampleur d’un engagement politique, social et intellectuel est dit sans aucune emphase. Michèle Lesbre répond à toutes les questions sans détour. Une main s’élève parfois comme pour accentuer ses propos en mode mineur ou majeur. Les yeux se perdent sous la frange de ses cheveux. Le buste se tourne alors imperceptiblement autour de l’axe de sa colonne vertébrale.

Michèle Lesbre a l’œil du cinéaste, la main du médecin légiste, un corps de danseuse. Le tout vit en harmonie et dans une cohésion qui donne une densité intense à la personne. On est face à quelqu’un qui ne déviera pas de son chemin à l’instar des aiguilles d’une montre qui ne quitteront jamais leur cadre tout en poursuivant leur progression.

L’explication de texte qu’elle développe prend du coup une dimension supplémentaire que la simple analyse du pourquoi et du comment de son œuvre autour de quelques mots-clés que seraient « cheminement, rencontre, engagement, témoignage … lumière»

Michèle Lesbre, un auteur de vingt ans :

L’écriture s’est d’abord développée dans la sphère intime. Sans tenir un journal, Michèle Lesbre confie qu’elle écrivait beaucoup de bribes inabouties, « des petites choses pour elle ».

L’effervescence de la revendication des droits des femmes et la rencontre avec des personnes très engagées politiquement ont donné à Michèle Lesbre l’envie de participer d’une manière ou d’une autre à la redistribution espérée des cartes de la société.

Elle a été happée dans la mouvance du néo-polar induite par Jean-Patrick Manchette et quelques anciens militants des années 70 pour démarquer le roman noir social du roman policier et du Thriller. Un nouveau type de roman policier, ancré à gauche, à la fois mélange de fiction et d'événements politiques et sociaux. On dit aussi de cette écriture qu’elle est celle de la vigilance, de la résistance, de la transgression … autant de mots qui reviennent dans la bouche de Michèle Lesbre.

Aucune femme parmi les " barons " du roman noir que sont alors Jean Vautrin, Marc Villard, Jean-Bernard Pouy ou Didier Daeninckx… qui revendiquaient d’écrire une vraie littérature, avec un vrai regard sur la société, et pas des livres de quai de gare. Michèle Lesbre est sollicitée pour écrire une nouvelle. Je n’ai pas reposé mon stylo depuis, confie-t-elle avec le sourire.

Michèle Lesbre, un auteur sur une trajectoire :


Les nombres ont leur place dans les réponses de Michèle Lesbre aux questions de son lectorat : j’écris depuis presque 20 ans ; le Canapé rouge est le 10ème livre, et le 4 ème chez Sabine Wespieser ; j’ai fait ce voyage il a 8 ans. Elle révèle l’âge auquel Sabine Wespieser est devenue éditrice.

Elle émaille la conversation de dates. Je pense que cela témoigne de son honnêteté à rendre compte des jalons de son cheminement dont elle ignore le point d’arrivée tout en sachant qu’il est « inscrit », d’où cette abondance de ce qui peut sembler des détails, à moins que ce ne soient des indices.

« J’ai un certain nombre de livres à écrire. Je n’en écrirai pas plus. »
Elle a publié :

Michèle Lesbre n’écrit pas pour écrire. Son écriture répond à une urgence, s’inscrivant dans une évidence, comme tout geste artistique. Elle revendique un certain militantisme. On peut voir en elle un témoin de notre temps qui avancerait sur un chemin de spiritualité athée. En l’occurrence un chemin ascendant qui conduirait à faire la paix avec soi-même. Parce qu’il n’y a pas d’âge pour être heureux, rencontrer des gens, l‘amour … je ne crois pas au saucissonnage de la vie, au compartimentage (j’entends compartiment-âges)

Michèle Lesbre, un auteur fidèle à un éditeur :

Elle raconte comment elle a suivi Sabine Wespieser lorsque celle-ci a créé sa propre maison d’édition. Parce que Sabine Wespieser n’est pas seulement un éditeur indépendant qui assure la publication mais surtout quelqu’un qui partage des exigences communes, pour qui l’engagement est total, qui lui accorde une confiance absolue et réciproque.

Elle décrit avec admiration le travail pointu de l‘éditrice qui n’hésite pas à se lever à 5 heures pour aller vérifier chez son imprimeur normand que tout va bien. Qui ne délègue rien. Qui soigne chaque détail, y compris la couleur du titre. Qui met un point d’honneur à lire elle-même tous les manuscrits. Qui publie peu mais bon. Des objets beaux : 9 livres par an, cousus, avec une page de garde.

Michèle Lesbre ne peut pas envisager la fin du livre-papier. Elle se déclare « rétive » aux nouvelles formes de communication, dit n’aller jamais « sur Internet », sauf pour lire son courrier électronique. Elle écrit d’abord à la main, aime raturer, amender, recommencer. Elle confesse ne pas savoir lire un texte sur un écran. Bien entendu, quand le projet a pris forme, j’utilise le traitement de texte mais je dois imprimer les pages pour pouvoir les retravailler. Je n’aime pas le clavier. Il va plus vite que ma pensée. Elle invoque Cioran qui comme elle estimait que « Le progrès n’est rien d’autre qu’un élan vers le pire. » Elle conclut que de toutes façons elle n’aime aucune machine. Que l’idée même de devoir acheter un billet de RER dans un engin automatique lui donne envie de faire demi-tour.

Michèle Lesbre, un auteur de rencontres :

Michèle Lesbre apparaît paradoxalement comme un être solitaire qui fait des rencontres. Avec des hommes politiques. Avec des écrivains. Avec son éditrice. Avec l’écriture. Le mot rencontre est le leitmotiv de l’entretien. Sans galvauder ce mot. Une vraie rencontre, c’est quelque chose de très fort, qui va orienter la trajectoire de la vie, comme celle qu'elle a faite avec le roman noir, ou qui va sublimer des choses.

Elle dit à juste titre que notre société fuit la solitude. Alors que c’est la capacité qu’on a à vivre notre solitude qui rend disponible pour des rencontres. Tant qu’on n’a pas pris conscience que quoiqu’on fasse on est seul, on va s’agiter peut-être mais sans plus. Alors qu’il faut apprivoiser le doute. Et de citer Joseph Conrad : on vit comme on rêve, seul !

La plus importante des rencontres serait celle avec Victor Dojlida dont la vie a été broyée par l’histoire et qui lui a inspiré un récit biographique qui a été publié après sa mort et qui a influencé tous les livres que Michèle Lesbre a écrit ensuite.

Michèle Lesbre, un auteur qui s’épanouit sous l’aile de quelques anges gardiens :

C’est ce terme qu’elle emploie pour désigner des auteurs contemporains qu’elle affectionne, des écrivains dont Fabienne Serris, responsable de la Médiathèque, rassure qu’ils sont présents dans les rayons tout en regrettant qu’ils sortent si peu :

  • Henri Calet, Emmanuel Bove, André Hardellet….
  • Luc Dietrich (1913 – 1944), qui laisse une œuvre brève, lumineuse et fulgurante comme son existence torturée de détresse et de désir.
  • Paul Gadenne (1917-1956) qui a écrit des poèmes (réunis dans La petite ourse), et des nouvelles (rassemblées dans Scènes dans le château), et des chefs d’oeuvre comme Baleine qui est le premier texte littéraire français que publia Actes Sud en 1982.
  • Jean-Claude Pirotte, né à Namur, en Belgique en 1939. Avocat de 1964 à 1975, il est rayé du barreau pour avoir favorisé la tentative d'évasion d'un de ses clients (acte qu'il a toujours nié), et condamné à un emprisonnement auquel il se soustrait en vivant clandestinement jusqu'à la péremption de sa peine en 1981. Il a écrit tard (lui aussi précise Michèle Lesbre) en commençant par une chronique du vin. Il partage avec elle le goût des bistros et du vin. Il est autant poète et romancier que peintre.
  • Pierre Michon, né en 1945 dans la Creuse, qu’elle a connu dans une troupe de théâtre amateur à Riom., et dont elle découvre un jour que « tiens, il s’était mis à écrire d’une manière très troublante, émouvante » des textes que les critiques qualifient d'une densité exceptionnelle, d'un style profond et remarquable, que le grand public ne connaît que trop peu. Michèle Lesbre invite à lire La Grande Beune.
  • Giorgio Bassani (1916-2000), le Tchékov italien dont l’existence est liée à la ville de Ferrare. Victime des lois raciales de 1938 et militant antifasciste, il sera incarcéré en 1943. Un personnage d’une de ses nouvelles " Une nuit de 43 ", inspirera à Michèle Lesbre l’écriture de Un Certain Felloni.

Michèle Lesbre s’excuse de citer des noms peu ou mal connus. Elle dit se méfier des sorties trop médiatiques. On ne peut pas lire tout, ni tout lire. Alors elle se focalise sur quelques-uns comme Patrick Modiano dont elle a tout lu. Elle consent parfois des entorses. Comme la découverte d’Olivia Rosenthal (On n’est pas là pour disparaître), d’Annie Ernaux (les Années) qu’elle a lues parce qu’elles étaient elles aussi sélectionnées pour le Livre Inter 2008. Son opinion a d’ailleurs changé à propos d’Annie Ernaux, une femme de sa génération, dont elle apprécierait sans doute dans les Armoires vides. Elle hésite à propos de Muriel Barberey (l’Elégance du hérisson) : je vais la lire, oui, je crois (elles ont toutes deux au moins une passion en commun, celle de Dostovievsky). Mais Nothomb, non.

On sent Michèle Lesbre sur la réserve, presque sur la défensive. Comme si on courrait un risque à ouvrir un livre. Voilà un trait que nous n’avons pas en commun, elle et moi. Je me sens suffisamment forte pour me faire ma propre opinion et je ne condamne pas un livre parce que les médias cherchent à me faire croire qu’il est bon. Au risque de choquer c’est cette disposition qui me permet d’apprécier Amélie Nothomb et Marguerite Duras, sans chercher à les comparer. C’est probablement du aussi à mon histoire personnelle, à ce que je qualifierai de « manque de culture » qui m’évite quelques a priori et surtout à la fréquentation des bibliothèques auxquelles je dois d’immenses découvertes. La proximité avec les livres, tous les livres, est une chance formidable. Il n’y a qu’à tendre la main.

Mais il est vrai qu’on ne peut pas lire tout, ni tout lire. Et que je risque peut-être à me disperser à vouloir ne pas sélectionner. Michèle Lesbre a une lecture économe et relit volontiers pour se faire du bien et parce qu’on ne relit pas de la même manière.

Je me promets de rouvrir le Canapé rouge.


Michèle Lesbre, un auteur qui n’a pas écrit pour gagner sa vie :

Michèle Lesbre force l’admiration parce que c’est quelqu’un d’exigeant. Avec les autres mais en premier lieu avec elle-même.

A la question : Vivez-vous de l’écriture ? elle répond qu’elle n’aurait jamais décidé de vouloir vivre de sa plume. Elle ne peut pas envisager cela comme un métier. Non pas qu’elle n’en avait pas l’aptitude (ses deux derniers livres attestent du contraire et même du fait qu’elle peut gagner de l’argent avec l’écriture), mais parce qu’elle tient par-dessus tout à pouvoir écrire ce qu’elle veut, comme elle veut, et à son rythme. Quand on sait qu’un auteur touche 5 à 10% de la vente d’un livre on devine qu’il faut produire pour en vivre correctement. Ce qui peut impliquer des concessions, situation inacceptable pour Michèle Lesbre qui ne sacrifiera jamais une once de liberté : çà créé une pression dont j’aurais horreur. Rien ne m’autorise à penser que j’aurais assez à dire, dit-elle avec beaucoup d’humilité.

Elle avait un métier qui lui permettait d’en vivre (institutrice, puis directrice d’école maternelle) et l’écriture s’est petit à petit fait une place, jusqu’à devenir en quelque sorte une activité « principale » maintenant qu’elle est retraitée. La question d’en vivre ne se pose d’ailleurs plus en ces termes. Si écrire est devenue pour elle une obligation ce n'est pas pour des raisons pécuniaires mais parce que c'est "simplement" vital.

Il n’y a que les nouvelles qu’elle peut écrire sur commande, sur des sujets qui la touchent, pour soutenir des idées, et en général bénévolement, ce qui rend à l’exercice de la commande toute sa liberté, le bénévole étant celui « qui veut bien ».

Toutes les bibliothécaires avaient retenu le livre de Michèle Lesbre dans leur sélection pour la poésie et la musicalité qui s’en dégageaient. Un compliment que l’auteur apprécie tout en se défendant d’être capable d’écrire de la poésie : Je n’en suis pas spécialiste mais il y a peut-être des fulgurances pouvant se nicher dans la prose. Je n’en suis pas lectrice non plus, quoique j’apprécie beaucoup Claude Roy.

Michèle Lesbre, un auteur qui s’appuie sur la fiction pour revisiter sa propre vie :

Elle explique que le rôle de toutes les créations est d’aider à vivre, en nous accompagnant au quotidien, en permettant de renvoyer un miroir, de se maîtriser et de trouver par là sa propre place. C’est aussi un moyen de résister. Elle s’accorde avec Pessoa pour confier : « J'écris parce que la vie ne suffit pas. »

Elle se retranche aussi derrière François Mauriac « nos romans expriment l’essentiel de nous-mêmes. Seule la fiction ne ment pas ; elle entrouvre sur la vie de l’homme une porte dérobée, par où se glisse, en dehors de tout contrôle, son âme inconnue. ».

Ainsi, même si Michèle Lesbre écrit toujours à la première personne, elle revendique d’écrire des fictions, quitte à ce que celles-ci deviennent aussi vraies que la réalité. J’aime ce qui renvoie subtilement à l’universel. Michèle Lesbre affirme ne pas être attirée par l’autobiographie. Mais elle reconnaît qu’elle se cherche dans l’écriture. Parce qu’écrire permet de mettre sa vie en perspective.

L’écriture, c’est le temps que je m’approprie (le luxe de prendre le temps de chercher, trouver et organiser les mots justes) et le silence nécessaire de la solitude. L’écriture permet de trouver son rapport au temps, ce que n’autorise pas la vraie vie. Le temps qui nous ramène … à la petite Trotteuse.

Michèle Lesbre a été très marquée par la guerre. Ses romans sont des récits dans lesquels l'Histoire et les événements traversent la vie d'un personnage. En cela la littérature a encore un rôle à jouer dans le monde d’aujourd’hui. En réveillant la mémoire.

C’est ce qu’elle entreprend avec Victor Dojlida, une vie dans l’ombre sur la vie et le combat de cet homme, fils d'immigrés polonais qu'elle a rencontré en 1989 à sa sortie de prison et qu’elle a suivi jusqu’à son décès en 1997. Les entretiens qu’ils ont eu ensemble conduiront Michèle Lesbre à lui rendre cette forme d’hommage. Une rencontre capitale dans le parcours d’écrivain de Michèle Lesbre

On connaît tous le Boléro de Ravel, un morceau que le musicien avait voulu expérimental. Un long crescendo envoûtant qui se termine sur accord dissonant. Michèle Lesbre ne nie pas la référence, pour le côté litanique du roman et surtout la chute brutale, le « cut terrible » dit-elle.

Après s'être rendue à Ferrare, Michèle Lesbre imagine le parcours d'un jeune homme dont la vie se serait arrêtée stupidement un petit matin. Un certain Felloni est l'apparente biographie d'un homme qui n’a jamais existé en réalité puisque le personnage est emprunté à Giorgio Bassani mais qui devient l'histoire aussi vrai que possible d'un homme ordinaire qui part à vélo et se fait prendre dans une embuscade fasciste.

Michèle Lesbre a fait un autre voyage, plus long, dans un train russe, style train des années 50, sans être le mythique transsibérien, il y a presque 8 ans, sans l’intention d’écrire un livre (évidemment puisqu’à ce moment là Michèle Lesbre ne se serait sans doute pas définie comme écrivain). Le projet était d’entreprendre un voyage en train le plus long possible dans ce pays qui m’avait fait fantasmer depuis si longtemps, à la fois cimetière des utopies et des usines abandonnées, mais qui demeure fabuleux. Un pays où l’on perd la notion du temps puisque toutes les gares affichent la même heure, celle de Moscou. On doit abandonner l’idée de savoir l’heure qu’il est et on mesure autrement le temps qui passe.

J’arrivais pas à en revenir. Un an après les souvenirs de ce voyage demeuraient obsédants. Elle écrit alors 3 livres dans la foulée : Boléro, un Certain Felloni et la Petite Trotteuse. C’est à la fin de ce dernier que le début du Canapé rouge s’est profilé.

Interrogée sur le recours aux citations elle explique qu’elle a donné au personnage de la narratrice ces deux mêmes livres qu’elle avait emmenés avec elle en Sibérie : le livre d'entretiens de Vladimir Jankélévitch et une nouvelle traduction de Crimes et châtiments de Dostoïevski.

Comment Michèle Lesbre écrit :

Je ne fais pas de plan. Du tout. Jamais. J’aurais l’impression de devoir ensuite remplir des cases. Je ne supporterais pas.Je prends beaucoup de notes, pendant plusieurs mois, 5 ou 6, quasiment le temps d’une grossesse. Michèle Lesbre accumule les idées. Ce peut être une image, une photo. Elle fait ce qu’elle appelle des brouillons. Jusqu’à ce que la tonalité du futur livre commence à s’élever, un peu comme une musique. Tout cela s’apparente à la gestation qui précède l’accouchement, on pourrait même pousser la métaphore en invoquant la délivrance. Elle est dans la conception d’un livre en devenir qui pourrait lui échapper, comme l’enfant qu’on ne connaît pas encore et qui pourtant existe déjà dans son intégralité dans le ventre de sa mère.

Michèle Lesbre aime le trac, l’aventure de l’écriture, la mise en danger dont un plan la mettrait à l’abri en lui offrant le filet qu’elle se refuse. Tout est davantage de l’ordre du désir.

Elle n’a aucune discipline de travail (entendez par là qu’elle ne se soumet pas à des horaires ou à des rituels). On sent que l’écriture l’habite. Totalement. Elle écrit à la main, longtemps, avant de passer au traitement de texte. Elle reprend alors ses notes, qu’elle n’utilise pas forcément dans leur exhaustivité. Elle imprime et réimprime, se relisant sans répit, jusqu’à connaître son texte par cœur. Jusqu’à être arrivée là où elle voulait aboutir. Après avoir accompagné le personnage principal là où elle devait l’amener, mais sans savoir par quel chemin. Jusqu’à être « vidée », épuisée et mélancolique. Jusqu’à ce que le point final s’impose « naturellement ».

Elle ne donne à lire son manuscrit à personne de son entourage. Sabine Wespieser est l’unique première lectrice. Et jusqu’à présent cette « méthode » lui a plutôt réussi puisqu’elle n’a jamais abandonné un manuscrit en cour de route et que son éditrice n’a jamais eu à lui demander de retravailler un texte, en dehors de corrections mineures.

Une fois le livre publié elle ne se relira jamais plus. Parce que ce serait sans fin…

samedi 19 avril 2008

LOUISE BOURGEOIS AU CENTRE POMPIDOU



ou les aventures de LOUISE LA MALICE



Je m'étais fait violence pour aller au Centre Pompidou ce soir-là. Il faisait gris. Il faisait froid. Je ne pouvais pas me décommander : la visite commentée de l'exposition d'une artiste (vivante et en activité) française de renommée internationale, cela ne se loupe pas.

Je m'attendais à être choquée. J'ai été bouleversée. Parce qu'on n'a pas besoin d'être grandement compétente en histoire de l'art ou de la psychanalyse, ce que je ne suis pas, pour réaliser qu'on déambule parmi des œuvres majeures. A commencer par cette araignée géante qui donne l'illusion de s'emmêler les pinceaux...

Quelques axes récurrents sont déclinés à l'envie : la maison qui est aussi la famille, la mère qui est aussi le travail, le père qui est aussi la violence.

On accède à l'exposition en empruntant les escalators des coursives (en rouge sur la photo). La vue magnifique sur les toits de Paris est la première récompense. On peut regretter de n'y avoir accès que si on possède le billet d'entrée pour une exposition, ce qui restreint l'accès aux simples touristes.

Le parcours de visite ne respecte pas strictement la chronologie. Il a été conçu pour permettre d'accéder progressivement à l'univers de l'artiste. On découvre d'abord la première maison. C'est celle de Choisy-le-Roi où ses parents tenaient une entreprise de restauration de tapisseries anciennes. Elle est représentée comme la maquette d'un palais, avec finesse, sculptée dans le marbre (dans les années 90) , enclose derrière un grillage qui contraste avec la pureté et la blancheur de la pierre. C'est la maison de l'enfance. L'enseigne métallique "Aux vieilles tapisseries" désigne aussi le lieu de travail. Louise y a fait ses premiers dessins professionnels en remplaçant à 11 ans un ouvrier et dessine les parties manquantes de tapisseries, se spécialisant dans les jambes et les pieds. C'est l'endroit où elle a été confrontée à la trahison (celle de son père trompant sa mère avec sa nurse). C'est aussi une certaine vision de son pays tout entier, la France, dont l'emblème terrible est la guillotine qui ferme un des côtés de l'œuvre.

Louise Bourgeois, on l'aura deviné, affectionne les contrastes et ne recule pas devant les paradoxes. Elle dépasse ses souffrances au moyen d'une production artistique intense qui permet la sublimation. L'art est devenu très vite pour Louise Bourgeois un gage de maintien de la santé mentale. Elle travaille sans cesse, comme une "abeille ouvrière", et note sans relâche dans des carnets ses pensées en expliquant le trajet de son œuvre de création.

Jeune adulte, elle fait des études artistiques. A 25 ans, en 1936, elle quitte ses parents, loue un appartement dans un immeuble où André Breton a sa galerie et où se trouve aussi un atelier de fabrique de prothèses, ce qui la marquera sans aucun doute. Deux ans plus tard elle expose déjà dans la galerie de tapisseries de son père, y rencontre l'historien d'art américain Robert Goldwater, l'épouse, adopte un orphelin français de 3 ans et part s'installer à New-York. Le mal du pays la conduit à sculpter ce qu'elle appelle "personnages", véritables totems sculptés dans des troncs de séquoia à la lame de rasoir, inspirés de l'art primitif .

Parfois une touche de blanc virginal ou de bleu mystique suggèrent le féminin ou le masculin. Certaines œuvres, comme la mère et ses trois fils me font penser à d'énormes aiguilles percées de "chats". On ne peut s'empêcher de faire le lien entre leur forme et l'aiguille à tapisserie, remarquer que l'artiste a eu trois garçons et faire un jeu de mots entre fils et fil.

Elle apprécie l'action physique de la sculpture. Elle dira : il faut abandonner le passé tous les jours ou bien l'accepter. Et si on n'y arrive pas,on devient sculpteur. Cependant, elle dessine, également, ce qu'elle désigne sous le nom de pensées-plumes.

Son fils, Jean-Louis, nait en 1940. Elle continue de travailler, rencontre Calder, Marcel Duchamp, le Corbusier, Joan Miro, qui exerceront probablement chacun une influence. Dans les années 60, elle a 50 ans et n'a pas encore produit l'essentiel de son oeuvre ... Elle expérimente le plâtre, le latex ... et produit des oeuvres qui incitent à la comparaison avec une artiste plus jeune, qui commence à faire parler d'elle, Niki de Saint-Phalle qui imagine avec son mari Jean Tinguely la fontaine Stravinsky, installée sur le côté du Centre Pompidou, quoique les oeuvres de Niki laissent moins voir la souffrance de leur auteur du fait de l'abondance des couleurs.

Louise dessine aussi. Comme par exemple des tourbillons au pastel blanc sur du papier rouge en 1968, une œuvre sans titre sur laquelle nous pouvons projeter nos souvenirs de cette année-là, ou la rage de tout enfant submergé par la colère, à moins que l'on pense à la sensation du vent ébouriffant ses cheveux alors qu'elle travaille en plein air dans son atelier new-yorkais, installé sur le toit d'un gratte-ciel.

Dans les années 90, Louise Bourgeois va exorciser un travail de mémoire en enfermant des objets dans des chambres demi-closes, sorte de lieux où se conjuguent magie et tragédie. Ses installations deviennent de plus en plus théâtrales.

Avec même l'emploi de véritables portes de théâtre new-yorkais. Je devrais dire "le recyclage", parce que Louise Bourgeois utilise divers objets comme l'ont fait bien des artistes de l'art brut. Mais avec elle, les objets détournés ont tous un lien avec sa propre histoire, et singulièrement son enfance. Elle va régler ses comptes avec le père, puis la mère. Il est amusant de remarquer à ce propos qu'elle se situe vraiment entre les deux en commençant systématiquement toute interview par : je m'appelle Louise Joséphine Bourgeois, ce qui prend un sens particulier si on observe que Louis est le prénom de son père (qu'elle transmettra pour partie son fils ...), Joséphine celui de sa mère, et qu'elle n'a jamais pris le nom de son mari.

Elle utilise beaucoup la couleur rouge qui renvoie au festin cannibale. Mais qui est aussi la couleur du théâtre. Elle écrivait : "la couleur est plus forte que le langage (...) La couleur rouge est une affirmation à n'importe quel prix -sans se soucier des dangers du combat, de contradiction, d'agression. Elle est représentative de l'intensité de l'émotion éprouvée".

Son œuvre oscille en permanence entre horreur et humour. Comment interpréter autrement cette installation de 1996 ? A la fois légère (la soie des vêtements bouge au moindre souffle) et macabre (ce sont de véritables clavicules de bœuf qui servent de porte-manteaux). La structure est un porte-bobines comme ceux d'un atelier de tapisseries. Au pied du socle on peut lire, en lettres capitales une suite d'indices qui résume toute son enfance :

couturiere
maitresse
detresse
stress


A la fin des années 90 surgissent des araignées de plus en plus monumentales. La plus grande, de 9 mètres d'envergure, campera dans le jardin des Tuileries jusqu'au 2 juin.


Cette fois c'est clairement la figure maternelle qui nous est montrée, qui tisse, qui emprisonne ... C'est un animal qui ne cesse jamais de sécréter son fil, une protéine de soie au demeurant si solide (plus résistante que l'acier) que la recherche médicale s'en empare pour la fabrication de valves cardiaques et que l'armée s'y intéresse pour concevoir de nouveaux gilets pare-balles.

Louise Bourgeois va aussi créer des poupées, toutes sortes de têtes et de figures rembourrées, composant des personnages plus ou moins hystériques et abimés, rappelant encore la lutte de l'artiste pour conjurer les traumatismes et lutter contre la dépression.

Ces dernières années Louise Bourgeois a surtout dessiné. L'exposition s'achève avec 47 dessins encadrés sur le thème inaltérable du tissage, tous sobrement signés LB, disposés alternativement à la verticale ou à l'horizontale, composant une métaphore supplémentaire à la toile composée de fils de chaine et de trame. A-t-elle pu se tromper en écrivant le titre "tous les cinque", traduit tous les cinq (elle, son mari, ses trois garçons) ou a-t-elle fait une référence peu lisible à l'italien ? Un regard attentif repère des coulures blanches de typex sur quelques traits de couleur, ce produit utilisé par les correcteurs d'erreurs typographiques ...

Et ce qui émane de l'exposition c'est l'incroyable vitalité de Louise Bourgeois. Une femme qui, à 96 ans, produit toujours et qui tient salon chaque dimanche, prodiguant des conseils éclairés à de jeunes artistes, est quelqu'un qui force le respect. Les immenses portraits photographiques sont étonnants parce que son visage, marqué naturellement par les années, est resté souriant et beau., sans aucun recours à la chirurgie esthétique.

C'est une artiste qui a autant été animée par la souffrance de l'enfance qu'elle a été propulsée par le bonheur de l'âge adulte. Tout demeure double en elle : elle sculpte comme un homme, elle coud comme une femme, elle est à cheval entre les deux cultures française et américaine. Elle offre une œuvre en noir et rouge. Le terme anglais exhibition conviendrait mieux au mot français exposition.

Inaltérable, surprenante, inclassable. Tous les adjectifs qu'on convoque pour la qualifier sont impropres. parce qu'elle est inqualifiable, radicalement différente. C'est pourquoi on a raison de la considérer comme une artiste majeure. Et surtout de l'apprécier ... en l'approchant avec simplicité, les mains tendues.

Ces dernières années les mains prennent une symbolique à plusieurs titres, nettement décryptable au quatrième étage du Centre Pompidou où se tient une petite exposition complémentaire. Les mains sont les premiers outils de travail de l'artiste. Celles qui tissent, qui cousent, qui dessinent, qui tiennent les ciseaux (même nom pour l'outil du sculpteur et celui de la couturière ...), qui caressent l'enfant et qui se tendent chaque matin vers Jerry Gorovoy, l'assistant et l'ami qui apparait chaque matin vers 10 heures. Une venue qu'elle célèbre en imprimant sur du papier à musique ses bras recouverts de peinture rouge et en réalisant une série de gravures rehaussées à la gouache rouge : 10 AM WHEN YOU COME.

Mes yeux s'écarquillent sur un poème :

I had gone back to
Antony with my children
to see the house where I had grown up
and where the river Bièvre flowed
through the backyard.
But the river was gone.
Only the trees that my father had planted
along its edge
remained as witness.
Je découvre avec stupéfaction cette Ode à la Bièvre, composée en 2002, accompagnée d'une sorte de série de "dessins textiles", à partir de tissus découpés puis brodés qui pourraient être reliés en un livre étant donné les 4 anneaux apparents sur le côté. La surprise ne tient pas tant à ce patchwork délicat aux motifs abstraits qu'au fait que je connais la Bièvre, qui coule à côté de chez moi, et dont je savais la réputation historique (le fort taux de tanin de la Bièvre était bon pour les travaux sur la laine et aidait à fixer les colorants).

Je suis revenue à Antony avec mes enfants pour revoir la maison où j’ai grandie et la rivière qui traversait le jardin. Mais la rivière avait disparu. Ne restaient que les arbres que mon père avait plantés sur ses rives, demeurant là comme uniques témoins.

On m’a raconté qu’autrefois la Bièvre était une jolie rivière. Devenue un égout au 19ème siècle, elle a été, depuis, enfermée dans un tuyau et enterrée. Sous l'impulsion notamment d'élus de Verrières-Le-Buisson, elle a été récemment réhabilitée sur le territoire des Yvelines et de l'Essonne, … jusqu'à l'entrée d'Antony.

On ne peut que souhaiter le prolongement de cette action sur Antony, avec le réaménagement des abords de ses affluents, permettant à la maison de la famille Bourgeois, 11 avenue de la Division Leclerc, (en plein centre ville, face au cinéma le Sélect) de retrouver les bords de sa rivière.

samedi 12 avril 2008

BRAVO ET MERCI MICHEL FUGAIN

J’avais coché le spectacle de Michel Fugain dans mon abonnement au théâtre Firmin Gémier d’Antony sur un coup de tête en dérogeant à mes principes : je n’ai pas pour habitude d’aller aux concerts des grandes pointures. Depuis, j’avais écouté le nouvel album qui ne m’avait pas convaincue. Et aucune entreprise de promotion à outrance n’avait infléchi mon opinion.

Je pensais que je n’aurais pas de mal à transformer mon choix car je savais que le concert était complet mais je n’avais pas le temps de faire la démarche. A en juger par l’accélération des travaux autour de l’ancien théâtre de la Piscine la réouverture était proche et par conséquent la date du concert. La semaine avait été fatigante. J’étais patraque comme on peut l’être quand on prépare une grippe. En quittant hier mon travail à 20 heures j’avais décidé de m’arrêter devant le théâtre juste pour tenter de céder mon billet à quelqu’un et aller dormir.

Le parvis flambant neuf semblait illuminé de torches. Je suis rentrée. Je suis restée.

La sagesse populaire prétend que tout ne peut pas aller tout le temps mal. On cite en exemple le nageur en détresse qui, lorsqu’il touche le fond de la piscine n’aurait qu’à donner une petite impulsion pour remonter à la surface. Je n’y songeais pas en descendant les marches pour trouver une « bonne » place libre mais cette image est totalement évidente depuis.

Enorme chance : un siège vacant au milieu du 2ème rang. Je reviendrai ultérieurement sur Staël, le groupe qui a officié en première partie et qui s’est révélé une heureuse découverte.


Petit entracte où je découvre ces drôles de carcasses qui interrogent les spectateurs. Pour moi, cela ne fait pas de doute, ce sont les chaudières qui permettaient aux baigneurs de se la couler douce dans le bassin. Car c’était bel et bien une piscine qui se trouvait là. La première dans la banlieue parisienne. Je le savais, mais je n’avais jamais été confrontée à ces monstres.

C’est une jolie idée d’avoir installé la cafeteria dans l’ancienne salle des machines.

Retour en salle. Autre interrogation, sur l’âge du chanteur. Il doit bien avoir 50 ans. Non : il avait plus de 20 ans quand j’en avais moins …Les gens essaient de se repérer par rapport à leur propre histoire. J’avais pas 20 ans qu’il était déjà sur scène alors il a forcément au moins 60. Autre questionnement : tu crois qu’il va chanter ses anciennes chansons ? Ah, non, il va forcément faire les nouvelles. Peut-être une ou deux anciennes quand même…

Le sextet de musiciens occupe la scène. Des photographies en noir et blanc sont projetées sur un écran. Michel Fugain démarre sur un rythme jazzy avec une chanson écrite pour lui par Louis Chédid (la Vie) qui donne tout de suite la morale de la soirée en affirmant que l’amour est un sacré cadeau. Il se décrit sans complaisance et interroge avec humour : çà intéresse qui un mec normal ? C’est pour çà que vous avez du courage. Merci.

C’était donc pour cela que je n’étais pas enthousiaste ! Parce qu’inconsciemment je ne voyais pas l’intérêt d’aller écouter un mec normal. J’avais raison. Fugain va nous démontrer qu’il est tout sauf normal, je veux dire, normal au sens statistique du mot.

Quand il nous propose d’entrer dans sa baraque foraine on retrouve le Michel Fugain du Big Bazar. C’est la fête prend soudain une résonance écologique. Fais comme l’oiseau va dans le même sens, avec des paroles qui ont plus de relief que lorsque la chanson a été créée. A-t-on vieilli ou avons-nous désormais une préoccupation plus aiguë du devenir de l’homme ?

Michel voudrait nous expliquer le concept du Bravo et merci. Cafouillage technique : les images ne suivent pas, la bande-son est irrécupérable. Mais on a compris. Il nous ouvre sa valise pour mieux nous ouvrir son cœur, son tout, son moi, son surmoi, bref son histoire, qui est aussi devenue un peu la nôtre.

Il enchaîne avec on laisse tous un jour que la salle chante en chœur. Puis, rupture de ton et c’est un presque clown, en tout cas un comédien, qui flanqué d’un bonnet à pompon et d’un cache-col (non assortis) évoque le métro Glacière en nous invitant à regarder les gens de la grande ville.

Y’a de la bossa nova dans l’airjusqu’à demain peut-être, ou bien jusqu’à la mort, que le public se régale à fredonner. Le rythme d’enchaînement des chansons est soutenu. Anciens et nouveaux titres sont tricotés serrés. A ce stade on ne cherche plus à reconnaître les uns des autres. On apprécie, c’est tout. Et quand on peut on chante avec l’artiste qui ne nous décourage pas !

Le son est excellent. Les musiciens y sont sans doute pour beaucoup. J’entendrai les spectateurs dirent en sortant leur surprise parce que d’habitude, on sait bien que le son sera moins bon qu’avec le CD. Pas le temps de réfléchir au pourquoi du comment, Michel Fugain cueille une charmante Benjamine, en lui ordonnant : viens je t’emmène avec moi, en ballade ! Dommage que je ne puisse photographier les musiciens qui agitent les rétroviseurs de part et d’autre de la Bugatti improvisée avec deux chaises. Il y a du Pow Wow dans l’air.

Bref hommage à Mlle Grattier, la prof de piano qui lui enseigna la très célèbre et très classique méthode Rose avant de subir ensuite l’influence des Beatles, très nettement repérable dans l’interprétation qu’il fait aujourd’hui des Années guitare. Sachant que nombre d’artistes avaient écrit des paroles pour lui je n’aurais pas été surprise d’en voir un l’accompagner ce soir. Et à cet instant précis c’était Bénabar qui s’imposait. A cause de la façon de Michel Fugain d’occuper l’espace, de bouger, de danser, d’être présent avec le public.Une vraie performance !

Il nous révèle qu’il avait 30 ans quand il chantait en 1972 Une belle histoire(indice précieux permettant de calculer qu’il a 66 ans). Déjà à cette époque on opposait le Nord et le Sud avec des cartes postales qui demeurent d’actualité : il rentrait là-haut vers le brouillard …

En maugréant mais çà va où tout çà, plus çà va, plus on va devant, sans savoir où l’on va, çà ne tient pas debout, Michel Fugain fait surgir la mémoire d’un autre clown blanc, Raymond Devos. Il réclame De l’air, de l’air, donnez-moi de l’air. La voix de Claude Nougaro intervient pour annoncer Attablez-vous, la terre est servie.

Superbe message d’amour avec l’amour est une forteresse, dont les murs sont fait de promesse (…de tendresse … qu’il faut réinventer sans cesse…).

Nouvelle rupture énergique avec America et tous les Acadiens, … ceux qui font la musique de Rufus Thibodeaux. Puis Michel Fugain caricature Serge Lama et chante Chaque jour de plus : A quoi çà sert l’amour si c’est un amour sans retour ? Du Fugain comme çà on en veut encore et encore. Et plus si affinités. Les trois-quarts de la salle chantent en mesure. Je ne suis pas en reste. Je m’étonne à me souvenir de tout, par cœur, et sans avoir révisé. On a tellement de chansons dans la tête.

L’artiste nous promet d'abord, une pelle et une pioche pour la terre à semer, … une paire de galoches pour avancer, et aussi son couteau de poche pour le pain à partager.

Après la nostalgie, le soleil, les sud-américaines. Décidément il balance toujours entre le nord et le sud, entre nostalgie et dérision. Mais il sait aussi s’engager et livrer le combat. Presque s’enrager contre la bête immonde : fais de ta rage mon combat !

Je parlerai de toi et le talent du grand Charles Aznavour apporte sa douceur sans que l’artiste ne renonce à son engagement, même si c’est toujours la vie qui l’emporte : viva la vie va !!!

C’est fini. C’est fini ? Voici le temps venu du jeu de cache-cache avec le public. Un rappel suscite une confidence qui ne peut pas avoir été improvisée pour nous en cadeau comme on l’aurait souhaité : cela fait piles 40 ans que Delanoé m’a écrit un texte, … enfin de moins en moins piles, avoue Michel avec le sourire (41 sinon on n’arrive pas à 66), mais on pardonne, parce que c’est si vrai pour nous aussi qu’on n’aura pas le temps … pas le temps de tout faire… même en courant … la salle a le cœur au bord des yeux. Heureusement que dans un ultime volte-face c’est Chante la vie qui prend le dessus.

Mais il y a un deuxième rappel. Etait-il prévu celui-là ? Michel Fugain est probablement fatigué à ce moment-là. Une heure trente sur scène avec cette énergie là, non, ce n’est pas ordinaire. C’est pas un tour de chants, c’est du vrai spectacle. Avec une réelle écriture, et une mise en scène sensible sans sensiblerie. On a tous compris que l’artiste revient de loin, comme on dit. On veut le garder avec nous. Intact. On est aussi dans le partage. Les 40 ans qu’il vient de revisiter sont aussi les nôtres. L’âge moyen de la salle en atteste. Des soucis, des joies, des évènements familiaux sont accrochés à ses chansons aussi pour le public.

Quel autre titre que Fais comme l’oiseau interpréter alors tous ensemble ? La salle, debout, chante en pleine lumière. Cela doit être impressionnant aussi côté scène de diriger une chorale improvisée de plus de 500 personnes, non ?

La verrière du théâtre a pris les teintes d'un arc-en-ciel. Michel Fugain nous quitte avec cette injonction : Soyez heureux ! Nous lui retournons le compliment. Bravo, et merci !

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