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mardi 10 février 2009

Ceux qui aiment Jean-Michel ALBEROLA ont dû prendre le train

Soit pour aller voir une exposition intitulée La précision des terrains vagues (extension) au musée d'Art moderne de Saint-Etienne (entre le 11 octobre 2008 et le 25 janvier 2009), soit pour découvrir au Musée des Beaux-Arts de Nancy un nombre impressionnant d'œuvres de cet artiste contemporain dans le cadre d'une exposition temporaire jusqu'au 28 janvier 2009.

Comme vous pouvez le deviner, c'est à Nancy que je me suis rendue et même si l'exposition a refermé ses portes, elle était suffisamment extra-ordinaire pour que je décide d'en rendre malgré tout compte ici (après en avoir parlé en son temps sur le blog lorrain). D'abord parce que l'artiste est encore assez méconnu et parce qu'il me semble nécessaire de prolonger le travail des conservateurs. Ainsi la prochaine fois que vous lirez son nom vous serez davantage enclins à aller voir par vous-même.

Né à Saïda, en Algérie, père de famille, professeur à l'école des Beaux-arts de Paris, cet homme de 55 ans, a la réputation d'être très discret. Absent le jour du vernissage il ne donne pas d'interviews, mais ses œuvres parlent pour lui... Pour qui les regarde de près, les tableaux de celui qui se tait ne sont pas si énigmatiques qu'on veut bien le faire croire. Je vous invite à une petite visite très personnelle, à laquelle m'a entrainée Claire, jeune conférencière passionnée et passionnante.
Jean-Michel Alberola aime créer des objets, des néons, des murs peints et même des films. La peinture est malgré tout "la chose centrale de la vie" de cet artiste prolifique qui a tenu à assurer lui-même la scénographie de l'exposition. Rien ne doit donc être attribué à autre chose que sa volonté propre.
Le titre de la plupart des huiles sur toile commence par "Celui qui ... ou celle qui". Une désignation qui retentit comme une interrogation car enfin on se demande qui est qui dans cette affirmation. Ou bien c'est le regardeur (le visiteur, donc vous et moi). Ou bien c'est celui qui est la cause de tout (le maître, l'artiste, un Dieu).
Que d'écritures ! Petites phrases tortueuses. Phylactères. Mots fléchés. Chacun en fera sa propre lecture.
A n'en pas douter, Jean-Michel Alberola accorde énormément d'importance à ce que l'œil du visiteur parcourt toute la toile, et plusieurs fois. Regarder un de ses tableaux, c'est accepter de se laisser mener par le bout du nez. Confronter son intime conviction aux suggestions de l'artiste. Vous me suivez ? Ce petit tableau a été accroché exactement en face d'un autre (dont le titre est "Bonjour le mur"). On peut lire, comme en écho sur cette toile : Bonjour le mur d'en face !
Mais tout ne sera pas aussi simple à décrypter. On me dit que Jean-Michel Alberola reprend régulièrement ses toiles, en laissant apparaitre la couche précédente, quitte à ce que le profane juge à la va-vite que c'est mal peint. Il travaille aussi en série. Comme s'il était trop difficile, voire impossible, de donner à voir une seule œuvre qui serait la bonne. Par exemple sont accrochés côte à côte cinq " Roi de Rien" dans un ordre décidé par l'artiste : le Roi de rien I, puis II, puis IV, puis V, puis III. Le premier a été exécuté sur une période de 11 années entre 1993 et 2004. Il serait donc effectivement stupide de placer les tableaux selon un ordre strictement chronologique. La superposition des couches n'est qu'un signe de l'évolution de la vision de l'artiste. D'ailleurs rien ne dit que les tableaux ne soient vraiment achevés : rares sont ceux qui sont signés. Et quelle signature ! JMA fequit, formule latine qui signifie humblement "voici ce que Jean-Michel Alberola a fait".
Qui est alors ce Roi aux pieds nus ? David ? Les lorrains devinent le profil de Stanislas sur la première toile qui est aussi l'affiche de l'exposition. Ce ne peut être qu'un hasard significatif qu'on ne voit que ce qu'on cherche. Pour ma part j'ai remarqué 3 visages, 2 pieds et 1 main sur le II. Les corps se précisent de plus en plus jusqu'à 4 têtes et 4 paires de pieds sur la version V. Ma préférence s'attarde tout de même sur le dernier, le III (ci-dessus), peint en 2000-2002. La référence à Roy Liechtenstein est possible, à Andy Wahrol, évidemment, ou encore celle à Mark Rothko avec le IV .
Chaque tableau est toujours pour moi un fragment : je demande à ce que l’on ne considère jamais un tableau seul, ce qui compte, c’ est l’ ensemble de l’ histoire qui avance. Un tableau est comme un mot et pour faire la phrase, il faut beaucoup de mots ou de tableaux.
Celui qui cycliste nie les règles classiques de la réalité et de la perspective. Avec cette imploration écologique : "DONNE-MOI de l'air !" tracée comme sur un papier punaisé en incrustation dans le tableau.
Jean-Michel Alberola rejette, dit-on, le marché de l'art. C'est un des rares peintres français à être reconnus à l’étranger. Il a exposé à New York, Londres, Tokyo, Naples, Düsseldorf… et dans une des plus fameuses galeries parisiennes, celle de Daniel Templon. Mais disons au moins qu'il interroge le marché avec humour. Voici Le Prix à payer (2002). Chacun fera le rapprochement entre la couleur verte, l’argot des voyous où le mot oseille signifie argent, utilisé en France depuis le XVIe siècle pour symboliser la richesse. Parce qu'alors le sel était sujet à des impôts énormes, et qu'on n'avait rien trouvé de plus efficace que l’oseille pour relever le goût des plats, et surtout les soupes. Il fallut attendre la Révolution pour que le sel devienne une denrée de prix abordable. La symbolique est riche puisque seule l'oseille fraiche est consommable : elle devient vite toxique.
Ce qui m’a toujours fasciné est le jeu qui consiste à raconter une histoire à quelqu'un, qui va la répéter à son tour, etc. C’est cette perte relative de la phrase initiale, cette transformation qui fait que l’histoire du début va continuer à vivre en même temps et à mourir.
Le marché de l'art aussi est égratigné par l'artiste qui a peint un (petit) tableau (70x50 cm) intitulé Celui qui Gilles entre 1994 et 98 où il nous montre une tête masculine dans une fenêtre comme une guillotine, couronnée d'un bonnet d'âne. Ce pourrait-il qu'il ait cherché à se mettre lui-même en scène ?

Que penser alors de Celui qui s'autoportrait (2004-2008) où il se montre nounours débonnaire. Il suffit de se souvenir que l'ours est l'animal le plus dangereux au monde. C'est aussi la proie de riches chasseurs. Le plus célèbre est Théodore Roosevelt qui, parce qu'il a épargné une mère et son petit, est à l'origine de l'emploi de l'ourson comme doudou pour les enfants. L'univers du peintre baigne dans les couleurs douces et harmonieuses de l’enfance, celle du rose bonbon, jaune-citron, bleu ciel ou vert menthe à l’eau.
En terme de coup de griffe Jean-Michel Alberola est un maître. Car cet artiste adopte aussi un discours politique, peu choquant quand il évoque le nazisme avec la couleur jaune qui dégouline sur la tête de Celui qui stratège, plus sévère avec une suggestion cannibale avec les dents sur Celui qui Pablo (il fut reproché à Picasso de s'inspirer trop largement de ses amis sans citer ses sources) et à la limite de ce qui est admis avec par exemple Celui qui fait le Gilles (ci-dessous), où on murmure qu'il a représenté Mitterand travesti en Watteau... Il faudrait aussi s'arrêter sur le tableau intitulé l'Idée de François (2004-2005) avec la citation "la pauvreté est une idée neuve en Europe", allusion probable à la phrase de Saint-Just : "le bonheur est une idée neuve en Europe" et à cette autre affirmation qui aurait voulu qu'il n'y aurait plus de SDF en 2010 en France... Ce ne sont pas les références mythologiques, bibliques, voire politiques qui manquent. La peinture utilise aussi toutes les catégories du vocabulaire pictural -abstrait, figuratif, conceptuel, géométrique, gestuel, intégrant les références à Vélasquez, Tintoret, Picabia, Manet, Watteau comme en témoignent les photographies que j'ai été autorisée à faire.
Jean-Michel Alberola peut avoir recours à des formats originaux pour signifier un autre point de vue sur des personnages célèbres. Ainsi, Celui qui Lénine (2002-2003), et ces autres sur Errico Malatesta, l'anarchiste communiste italien.
Avec un peu d'attention on discerne deux mains, paumes ouvertes, devant un visage qui pourrait être celui d'un clown ... ou de l'ours de l'auto-portrait ... ou du peintre lui-même, impuissant face à l'Histoire.
Attardons-nous aussi sur ces installations, technique mixte, enfermées dans une boite, qu'il nomme "Protégée" en hommage à deux "éléphants" de l'art contemporain que sont Marcel Duchamp avec un morceau de couronne des Rois, à Salvador Dali avec un escargot emballé dans du papier doré (le peintre affirmait dans une publicité pour des chocolats : je suis fou du chocolat Lanvin, en prononçant "f" le "v" de la marque, ce qui lui rapporta une considérable somme d'argent).
Comment ne pas penser aux "vanités" qui renvoient à la mort ?
Depuis 1981, l’artiste s'est fait un nom dans la «figuration libre» (expression que l'on doit à Ben pour désigner une remise en cause des avant-gardes par des peintres italiens et français des années quatre-vingt) parmi les artistes dits «cultivés», comme Gérard Garouste, pour sa pratique de la citation. De tous les artistes d’aujourd’hui, il serait celui qui associe le plus étroitement peinture et écriture. Rien d'étonnant à ce qu'il expose aussi deux abécédaires, dont l'un est encore en cours de fabrication depuis 2004.

La question du pouvoir demeure centrale. Jean-Michel Alberola la répète sur une des pages (1991) de la vitrine centrale.
Et pour les nombreux lecteurs d'un des premiers portraits que j'ai rédigé sur le blog en l'occurrence celui de la créatrice du premier café-tricot ouvert dans l'est de la France, je terminerai par Celui qui bonnet de laine, que je leur laisse le soin d'interpréter...

Musée des Beaux-Arts de Nancy
3, place Stanislas -54000 Nancy

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