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La publication des articles est conçue selon une alternance entre le culinaire et la culture où prennent place des critiques de spectacles, de films, de concerts, de livres et d’expositions … pour y défendre les valeurs liées au patrimoine et la création, sous toutes ses formes.

mardi 19 novembre 2013

Henri, le second film de Yolande Moreau

Le film aurait pu s'appeler Rosette, mais on aurait établi un parallèle avec Rosetta, que les frères Dardenne avaient réalisé en 1999.
Henri, la cinquantaine, d'origine italienne, tient avec sa femme Rita un petit restaurant près de Charleroi. Une fois les clients partis, il retrouve ses copains, Bibi et René, des piliers de comptoir. Quand Rita meurt subitement, laissant Henri désemparé, leur fille lui propose de se faire aider au restaurant par Rosette, résidente d'un foyer d'handicapés mentaux. Elle est joyeuse, bienveillante et ne voit pas le mal. Elle rêve d'amour, de sexualité et de normalité...
Les lignes ont bougé. je l'écrivais à propos de Gabrielle : le handicap mental n'est plus le tabou qu'il était. Yolande Moreau, à l'instar de Louise Archambault, a fait le choix de ce sujet pour son second film. Notons au passage que ce sont des femmes qui se lancent, les hommes semblant plus à l'aise avec le handicap physique (comme Intouchables, la Ligne droite ou, dans le spectacle vivant, le Bal des Intouchables).

Sélectionné à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes cette année le film est dans une dizaine de Festivals. Il a donc largement été vu avant sa sortie officielle annoncée pour le 4 décembre. Il ne reçoit que des éloges, et c'est mérité.

J'ai été touchée à titre personnel dès les premières secondes de la projection en devinant des roucoulements et en voyant Henri scruter le ciel devant une dernière bière. J'ai compris que l'ancien coureur cycliste devenu cafetier s'évadait en élevant des pigeons voyageurs ... comme mes arrières grands-parents (épiciers-cafetiers) le faisaient dans le Nord de la France, avant et au début de la Première Guerre mondiale.

En cherchant leur adresse exacte sur Internet je suis tombée par le plus grand des hasards sur un dépôt de plainte à leur encontre provenant de l'Etat major français comme quoi la vingtaine de pigeons de mon arrière grand-mère perturbait les animaux de l'armée et qu'elle allait être condamnée à s'en séparer, ce qu'elle se refusait de faire dans l'espoir que son mari parti au front les retrouve vivants à son retour. Il n'est jamais revenu. On n'a jamais retrouvé son corps et son nom n'a été gravé sur le monument aux morts que cette année.
J'ai compris que les pigeons représentaient pour les troupes un moyen efficace de remonter des messages à l'état-major sur la situation du terrain sans grand risque d'interception (un pigeon est plus difficile à viser qu'un ballon) ; sans grande ponction sur les ressources (un pigeon est léger à emporter, et facile à nourrir) ; dans un silence total de fonctionnement (par rapport à un avion, par exemple), d'où discrétion ; de façon presque invisible : comment distinguer en plein ciel un pigeon militaire de ses confrères sauvages ?

Il y a de moins en moins de colombophiles, ce qui pose le problème du renouvellement générationnel.  Mais il en subsiste tout de même plus de 35 000. C'est un sport non reconnu et très peu connu mais les passionnés organisent des concours locaux, régionaux, nationaux et internationaux.

J'ai appris qu'avec des vents favorables un pigeon peut parcourir 700 km dans une journée pour revenir à son pigeonnier. (le trajet s'effectue toujours dans le sens "retour").

Le film n'est pas un hommage à cette pratique mais les scènes tournées avec les pigeons ne sont pas anecdotiques. Sa fidélité n'est pas une légende et on peut établir un parallèle avec la situation d'Henri, veuf très vite dans le film. On devine qu'il envie les oiseaux pour leur capacité à s'élever au-dessus du quotidien.

La scène de lâcher de pigeons avec quelque 500 animaux se déployant à tire d'aile prend alors tout son sens.

On comprend aussi dès les premières minutes de projection que tout est usé, la maison, la voiture ... qui ne démarre plus qu'en étant poussée par le quartier tout entier, et le coeur de Rita (Lio assure là un petit rôle par la durée mais essentiel). Après sa mort il faudra bien pourtant que la vie continue, quitte à ce que ce soit cahin-caha.

L'urne funéraire devient un élément de décor parmi les trophées des courses cyclistes auxquelles Henri a renoncé. Sa place y est en quelque sorte légitime puisque Rita l'avait couronné comme vainqueur.
Yolande Moreau a l'art de nous montrer le dérisoire et l'essentiel dans ce quotidien qui n'a rien d'extraordinaire et qui n'est cependant pas banal. Chaque détail compte ... jusqu'aux oiseaux de mosaïque sur le mur de la piscine.

Elle s'est réservé un petit rôle, celui de la Tante Michèle qui prend des accents à la Muriel Robin en faisant le compte des assiettes qu'il convient de disposer pour le repas funèbre.

Quant à Rosette, magnifiquement interprétée par Candy Ming, elle est loin d'être présentée en victime. La réalisatrice s'en explique : Elle n'est pas passive, capable d'être un peu manipulatrice. Elle agit sur son destin. Henri et Rosette ont (simplement) en commun de ne pas avoir les clés... les clés pour se comporter socialement.

La réalisatrice excelle a nous montrer des scènes extrêmement pensées et cependant sans fioritures. C'est la reconstitution de l'Angélus de Millet. C'est une danse du voile avec le rideau d'une chambre d'hôtel, une nuit sur un terril, la récitation de la Môme néant de Jean Tardieu par un autiste, un couple jouant apparemment comme des enfants dans le sable. Sans occulter les remarques politiquement incorrectes des piliers de bar (Jackie Berroyer semble n'avoir fait que çà) à l'égard de Rosette. Les clichés ont la dent dure.
Elle est juste aussi dans le choix des musiques :
"Ti Amo" d' Umberto Tozzi chanté approximativement par les personnages dans la salle des fêtes pendant le repas qui suit l'enterrement;

"Le chanteur" de Daniel Balavoine, entonné a capella dans la rue par un personnage loufoque;

"The Liberty Bell" de JJ Young, "Somebody call the punks" de Bruce Ellison, "Oh Suzanna" -des tueurs de la lune de miel;

Et surtout "Reckoning song" de Asaf Avidan & the mojos dont les paroles sont troublantes :
No more tears, my heart is dry
I don't laugh and I don't cry
I don't think about you all the time
But when I do - I wonder why

You have to go out of my door
And leave just like you did before
I know I said that I was sure
But rich men can't imagine poor.

One day baby, we'll be old
Oh baby, we'll be old
And think of all the stories that we could have told

Little me and little you
Kept doing all the things they do
They never really think it through
Like I can never think you're true

Here I go again - the blame
The guilt, the pain, the hurt, the shame
The founding fathers of our plane
That's stuck in heavy clouds of rain.

One day baby, we'll be old
Oh baby, we'll be old
And think of all the stories that we could have told.

Il s'agit d'un règlement de comptes, intimant à l'être aimé de s'en aller, invoquant la culpabilité, la douleur, et la honte, et la crainte que la personne aimée ne soit pas réelle.

Il y a aussi la superbe chanson de Petula Clark "La nuit n'en finit plus" que l'on entend lors du spectacle des personnes autistes et à la toute fin, quand Henri danse seul, dans son bar. Elle date de 1963 et résonne juste :
Quand je ne dors pas
La nuit se traîne
La nuit n'en finit plus
Et j'attends que quelque chose vienne
Mais je ne sais qui je ne sais quoi

J'ai envie d'aimer, j'ai envie de vivre
Malgré le vide de tout ce temps passé
De tout ce temps gaché
Et de tout ce temps perdu
Dire qu'il y a tant d'êtres sur la terre
Qui comme moi ce soir sont solitaires
C'est triste à mourir
Quel monde insensé
Je voudrais dormir et ne plus penser
J'allume une cigarette
J'ai des idées noires en tête
Et la nuit me parait si longue, si longue, si longue
(...)
Mais j'ai trop le cafard
Je voudrais partir au hasard
Partir au loin et dès le jour venu
La nuit, oh la nuit n'en finit plus
Oh oh oh oh, oh ! la nuit ne finit plus

Les Instrumentaux ( "Passerelle 1", "Passerelle 2", "Terril de verre", "Lâcher de pigeons", "Le carton "J"", "Voyage à la mer", "Des moineaux à la mer", "Je suis un indien") ont été composés par Wim Willaert , un acteur flamand qui avait joué dans "Quand la mer monte...", précédent film de Yolande Moreau. Il retrouve ici la réalisatrice dans le rôle du policier, ainsi que derrière l'écran, jouant de la guitare, du piano, de l'accordéon, de l'harmonium, du melodica ou de la flûte pour sa partition désabusée et poétique écrite en compagnie de Ben Brunin, Tom Wouters et Piet Jorens.

Souvenons-nous de Séraphine. Yolande avait démontré qu'elle était une grande comédienne et l'Académie des César l'avait plébiscitée. je l'avais beaucoup aimée dans Où va la nuit du même Martin Provost. Je l'ai d'ailleurs toujours trouvée juste, aussi bien dans son interprétation de la mère de Noémie Lvovsky, dans le film Camille redouble que dans 9 mois ferme.

Avec Henri elle est entrée définitivement dans la cour des grands ... réalisateurs. 

Henri, Drame réalisé en 2013 par Yolande Moreau
Avec Henri : Pippo DELBONO
Rosette:  Candy MING
Bibi : Jackie BERROYER
René : Simon ANDRÉ
Rita : Lio
Laetitia : Gwen BERROU
Madame Monnier : Brigitte MARIAULLE
Tante Michèle : Yolande MOREAU
Le marchand de frites : Serge LARIVIÈRE
Et les comédiens de La Compagnie De L’Oiseau Mouche sans oublier une liste de remerciements longue comme un jour sans pain.

Les photos sont toutes de Arnaud Borrel.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Film splendide.

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