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samedi 6 décembre 2014

Rencontre avec Mailys de Kerangal

Je ne m'inscris pas dans la famille des auteurs qui tout petits déjà savaient qu'ils allaient suivre le chemin d'écrivain. Ce sont des mouvements mystérieux qui poussent à écrire. J'étais une adolescente très dispersée. Ce qui me revient c'est que toujours la question des textes, d'études littéraires. Je viens d'une famille où on lisait.
Maylis de Kerangal a travaillé dans l'édition. Il ne s'agissait pas de romans mais de guides de voyage qu'elle commandait, qu'elle pouvait même réécrire. Mais en ne songeant alors pas du tout à la fiction, sauf à un moment d'éloignement, aux Etats-Unis, où il s'est trouvé qu'elle a eu alors du temps disponible : J'ai eu à la fois un lieu et un temps pour écrire. Ce fut conjoncturel. On mesure mal combien l'écriture est contrainte par des conditions de lieu et d'espace.

L'auteur de l'immense succès que fut Réparer les vivants est venue ce matin à la médiathèque d'Antony (92) à la rencontre de lecteurs à qui elle a raconté son parcours avec beaucoup de franchise : Je n'ai pas eu la vocation, de vocare, qui signifie tu seras.

Elle est revenue sur les conditions qui lui ont permis d'écrire un premier livre qui prenait en charge ce moment où on allait faire des parcours, rencontrer des gens pour en résorber les histoires, parfois dans un genre quasi encyclopédique.

L'écriture ne va pas de soi

Ecrire sur une table, retranchée, en se dissociant du monde. Ce fait d'être à l'intérieur dans un temps fixé c'était compliqué. Mais depuis ce premier livre il y a 17-18 ans aujourd'hui je n'ai plus jamais cessé d'écrire.

Je suis devenue écrivain livre après livre

Les choses étaient complexes. Je me situe davantage dans le devenir. J'ai ressenti une telle intensité au cours de l'écriture de ce premier texte que je n'ai jamais voulu cesser de retrouver cet état là.

Après les plongeurs à Marseille, le rapport à l'adolescence, le travail sur les trajectoires collectives cela se tisse dans le tissu de la vie qui convoque des matériaux. C'est dans le langage que se tisse pour moi quelque chose de cohérent entre les textes.

Je n'avais pas les solutions pour écrire Naissance d'un pont (Verticales 2012) 
J'y ai pensé longtemps. Je l'ai pourtant réellement écrit en 8/9 mois mais ce livre a occupé 5 ans de ma vie. Ce fut un livre compliqué pour moi. Je suis passée par Dans les Rapides Naïve, 2007), et Corniche Kennedy (Verticales, 2088).
Les lecteurs peuvent s'en saisir et les lire comme ils veulent, mais chaque livre contient le précédent et appelle le suivant. C'est parfois juste un élan, une prise de conscience, une jubilation qui vous porte, parfois des trucs techniques. En terme de conjugaison, l'emploi du présent fait durer l'éternité du moment. On expérimente.
Pour elle tout se tisse dans le langage. Le présent est le temps de l'instant, mais aussi celui de l'éternité. Il suffit de transposer un passage du présent au passé pour découvrir combien le présent de cet auteur recèle de temps différents.

On y décèle aussi une fascination pour les oiseaux, et surtout qu'un tout petit oiseau puisse bloquer la construction d'un pont. C'est le rapport de forces entre l'infiniment léger et et une entreprise industrielle qui est dans le massif et le pérenne. J'aime son coté un peu foutraque avouera-t-elle.

Mes livres sont presque "chainés"

Je créé souvent des rappels sans me situer dans l'inconscient. Cela peut être des signes explicites par exemple à Corniche Kennedy avec le saut de deux jeunes hommes.

Elle est née en bord de mer. Elle a vécu 18 ans au Havre. Sa famille travaille dans la marine marchande ou la médecine marine. Ses frères font du surf. Corniche Kennedy est un livre de rivage. Naissance d'un pont est lié aussi avec ce milieu, évidemment et le début du dernier se situe au Havre, justement. Mailys dit entretenir moins de liens avec la mer qu'avec l'horizon, soulignant au passage que la vague est l'onde de paix du coeur.

Une écriture très musicale

Si on dit à Maylis de Kerangal que ses romans sont structurés comme des partitions elle explique qu'elle vit l'écriture comme une vibration, une pulsion, un rythme qui s'étire. Ses phrases se déploient. C'est une expérience du corps, celle de l'émotion au moment où elle écrit et qui entre en corrélation entre la manière dont le corps filtre la phrase. Elle écoute de la musique sans être musicienne et estime d'ailleurs sa culture musicale très pauvre.

En revanche elle manifeste un très grand intérêt pour l'oralité dans son travail. La lecture à voix haute lui permet de stabiliser chaque phrase qui peut parfois être polyphonique. Elle en a fait une méthode de travail dès le premier texte. Et elle lit ses textes d'une voix très juste. Rien d'étonnant à ce que Gallimard l'ait sollicitée pour enregistrer elle-même le livre en texte lu.

Elle reconnait ne pas avoir peur du lyrisme qui entraine des transferts qui la touchent. Il convient tout de même de dissocier cette dimension  de celle de l'oralité.

Des romans de trajectoire

Je connais l'arrivée quand je commence à les écrire, dit-elle d'une voix qui se brise (comme quoi la parole ne lui est pas si facile ...). Tout est très lié aux personnages, à leur métier. Il peut s'agir de terminer le tablier d'un pont, d'acheminer un organe en suivant la migration d'un coeur d'un jeune surfeur dans le corps d'une femme plus âgée, Claire, traductrice vivant à Paris.

Dans ce dernier livre le principe était d'organiser une espèce de relai faisant surgir les personnages dans l'exercice de leur profession.

L'auteur ne concentre jamais l'essentiel du texte sur un personnage principal qui soit unique, qui catalyserait l'action et siphonnerait tout le texte comme, à titre d'exemple, Fabrice dans la Chartreuse de Parme. Tout y est filtré par son rapport au monde. Au contraire ce sont des collectifs de personnages qu'elle imagine, ce qui règle par voie de conséquence sa propre désignation dans le roman.

Toutefois les personnages n'existent pas tant qu'ils n'ont pas de nom propre. Ceux-ci sont très étudiés. Tout serait différent s'ils étaient désignés par un pronom, il ou elle, des initiales, la simple mention "l'homme" ou le nom de leur métier, par exemple l'anesthésiste ... C'est très différent du procédé de Marguerite Duras qui les vide de leur identité.

Maylis de Kerangal affirme avoir une vision très simple : le nom incarne une vitesse, un corps. Elle passe beaucoup de temps à les silhouetter au début de l'écriture tout en ayant conscience qu'il s'agit là de quelque chose de très abusif, inhérent à l'aspect démiurgique de l'écriture.

Dans Corniche Kennedy les ados n'ont pas de nom de famille. Ils sont dans l'immanence du temps. Le commissaire, Sylvestre Opéra se dresse face à eux, émergeant de la forêt.

Les noms portent l'histoire. Dans Réparer les vivants, (Verticales 2014), chaque personnage apparait puis sa présence s'évanouit alors que le pinceau lumineux éclaire un autre personnage. On perd ainsi un peu les parents sur la fin. Le surfeur en état de mort cérébrale s'appelle Simon Limbres, presque limbes, à une lettre près. Le coordinateur est Thomas Rémige, mot désignant  les grandes plumes des ailes d’un oiseau, celles qui le maintiennent dans les airs. Il est assisté de l’infirmière Cordélia Owl. Son prénom vient du latin cor, cordis qui signifie cœur et son nom, Owl signifie hibou, en anglais, référence aussi à Shakespeare et à la tragédie. Autre oiseau de nuit pour la dynastie de médecins, les Harfang (la chouette Harfang est un grand rapace) dont un des membres pratiquera la transplantation. L'idée de recommencer à voler est une promesse sous-jacente, sorte de résurrection.

Ils composent un collectif de personnages qui masquent l'auteur en lui permettant d'être diffractée. Sans être crypté il existe un champ lexical autour des noms propres alors que à première vue le nom n'a qu'une fonction de désignation et ne fait pas sens. Ce sont des mots étanches à la phrase mais qui diffusent énormément de matière et de lumière, faisant monter le poème dans le texte. L'auteur reconnait ne pas organiser les rebours. Elle ne s'attarde pas sur les personnages, ne les faisant jamais revenir.

Un rapport au temps très construit

Il y a le temps de l'acceptation pour les parents, qui s'oppose au temps chronologique de l'équipe médical. Le temps du sacré aussi, apporté par Thomas lorsqu'il chantera. Cette question du chant s'est longuement posée pour sacraliser la transplantation qui s'effectue logiquement "sans fleurs ni couronnes" (titre aussi de deux récits, Verticales, 2006). C'est une sorte de coup de force du roman qui, à l'instar d'une tragédie antique, s'effectue dans une unité de temps et de lieu de 24 heures.

Le temps du chant est le temps d'avant l'écriture, quand le roman n'existait pas. C'est un regard vers l'archaïsme, avant l'oralité. Ce fut une façon de mobiliser des matériaux qu'elle avait étudiés.

Le clampage aortique est un temps très violent, très technique aussi. Certaines personnes du monde médical reconnaissent ressentir alors la nécessité d'un rituel. C'est un moment où tout se suspends. Attendez ! Le cri résonne pour que quelque chose ait le temps de sédimenter.

Maylis de Kerangal a rencontré un coordinateur de prélèvements pour pouvoir écrire sur le sujet. Un jeune homme exceptionnel dans la compréhension qu'il a de son métier et qui l'a influencée, c'est certain, même si cette personne fut très discrète.

Enfin la reconstruction du corps pour le rendre à la famille dans un état satisfaisant est quelque chose de récent.

Je ne suis pas une obligée du réel

Mon métier n'est pas de reproduire le réel, insiste-t-elle. Cela rend possible les coup de force de la fiction qui a la faculté d'accélérer le temps. Sa transplantation est plausible, avérée, même si ce n'est pas le récit d'une réalité. L'état hémodynamique est un tour de force pour les anesthésistes. A trop attendre on peut perdre tout. Il faut certes parler, expliquer, déplier ... auprès de la famille, mais l'urgence est une autre contrainte.

Tout a commencé pour ce livre là en 2007 en découvrant un documentaire sur le sujet. Puis elle écrit, mais d'un point de vue purement médical, un petit texte pour le recueil que les éditions Verticales publiaient à l'occasion de leur dix ans autour du thème, "Qui est vivant?". En 2012 le sillage de deuils personnels mettant en scène des coeurs l'a poussée à y revenir. Elle s'est alors interrogée sur le coeur humain, qui a une double nature, organique et symbolique, puisqu'il signifie aussi l'amour. Le mot coeur peuple une multitude d'expressions.

Son expérience de la mort s'est métabolisée dans ce roman. Elle est allée voir une greffe à la Salpétrière, mais pas le moment du prélèvement, qui est extrêmement privé, et violent.

Elle confirme avoir fait l'objet de beaucoup de sollicitations depuis la sortie du livre. Malgré une intention non militante elle assume de raconter l'histoire d'un don, lequel ne peut exister que par la possibilité du refus. C'est très dialectique. La décision catalyse les croyances religieuses. Cette question est très fascinante. En fait il ne s'agit pas à proprement parler d'un don mais d'un geste totalement inouï, singulier, radical. On remet au collectif ce qui nous est le plus privé, et cela de manière gratuite, anonyme.

Maylis de Kerangal s'est aussi exprimée à propos de Tangente vers l'Est (Verticales, 2012). Elle en a souri, le personnage d'Hélène, c'est un peu elle. Quant au personnage d'Aliocha, il est inspiré des Frères Karamazov. Elle a eu besoin des deux pour n'être dans aucun et pourtant dans tous.

Sans être une vraie sportive elle a cotoyé suffisamment ce milieu, notamment en suivant depuis la plage les évolutions de ses frères surfeurs et de leurs copains. Elle n'a pas fait d'aviron mais ce sport la fascine. Tout se joue à la seconde près. Un micro temps de retard et l'espoir de gagner s'effondre. Elle n'a eu aucune difficulté à co-diriger Femmes et sport : regards sur les athlètes, les supportrices et les autres (Hélium, 2009), un livre de textes littéraires sur le sujet. En posant l'idée que d'être dans un corps dénudé assumant la performance pourrait avoir un lien avec le décrochage, en particulier avec le corps de la mère dans sa maison, entourée d'enfants.

Elle avait écrit un texte sur Nadia Comaneci quand elle avait une dizaine d'années. C'est une héroïne sur laquelle elle avait fait une fixation. Elle y voit maintenant le corps d'un régime politique. Son dernier ouvrage s'adresse aux jeunes de plus de 7 ans. Elle a écrit un texte sur des illustrations que lui a envoyé Tom Haugomat. Il s'agit de Hors-pistes, aux Editions Thierry Magnier.
On passerait des heures à l'écouter et à dialoguer avec elle tant ses propos résonnent mais elle a des obligations familiales ... évidemment. En tout cas cette rencontre témoigne de la luminosité de cette femme d'exception.

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