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mardi 6 mars 2018

Tesnota de Kantemir Balagov

Je suis allée voir Tesnota en projection à l’ARP, qui se trouve dans une maison d’un autre siècle, au fond d’une cour pavée derrière les bouillonnants Champs-Elysées. Le voyage avait commencé.

Le film (dont la sortie en salles est programmée pour demain) est le premier long-métrage russe du jeune Kantemir Balagov, né en 1991 à Naltchik, ­capitale de la République caucasienne de Kabardino-Balkarie.

Le réalisateur nous offre une plongée dans des univers éloignés de notre quotidien à de multiples points de vue, sans gommer la violence qui s’exerce à l'encontre les femmes, ou entre les communautés qui vivaient dans sa ville natale avant l'an 2000.

Son film a une allure de documentaire, aussi bien dans la façon de cadrer les personnages que par le choix du sujet. Il inclue d'ailleurs des images d'archives pour étayer son propos et lui donner plus de poids. Il n'a pas trente ans et Tesnota et un film choc salué à Cannes en 2017 et dans plusieurs festivals où il a été 8 fois nominé et 2 fois primé.

Cependant les lumières sont magnifiques et subliment les plans sans atténuer leur portée dramatique.

Ça commence dans le garage paternel où Ilana (extraordinaire Darya Zhovner), 24 ans, termine une réparation délicate en écoutant de la musique ... kabarde en toute connivence avec un papa qui déraille un peu, dépassé par le modernisme. On s’étonne du réflexe de verrouiller la porte après le passage du client comme s’il y avait un risque à ne pas se cadenasser. On comprendra plus tard que ce n'est pas un fantasme.

L’action se situe en 1998, il y a donc vingt ans, et la première surprise est de découvrir des rues défoncées, et une maison rafistolée. Le portail ne s'ouvre pas avec une télécommande, mais le téléphone portable existe déjà. La vie est difficile mais la dignité est préservée.

L'aide d'Ilana est indispensable pour cette famille qui a du mal à joindre les deux bouts. La jeune femme aux allures de garçon manqué est proche de son père et le soutient dans ses petites défaillances. Elle adore aussi son frère David avec qui elle a une très forte connivence, plutôt joyeuse, qui pourrait suggérer quelque chose de l’ordre de l’incestuel. Elle partage avec lui une cigarette, à l’extérieur de la maison, malgré un froid glacial, pas seulement par respect pour les autres occupants mais surtout parce que fumer, pour une femme, cela ne se fait pas. On la voit mâcher un chewing-gum avant de rentrer pour passer inaperçue au nez fin de sa mère. C’est le premier mensonge.

Elle a peu de points communs avec sa mère, pour qui la religion est un pilier. Si elle consent à passer une robe pour les fiançailles de son frère David avec Léa, elle n’ira pas jusqu’à accepter les avances de Rafa pour faire plaisir à sa communauté. C'est que, sans renier sa culture juive, Ilana est amoureuse d’un kabarde (musulman).

David et Léa, Mazel tov ! La cérémonie est ponctuée de gestes tendres, illustrant la joie simple d’être ensemble. Le réalisateur nous fait partager au plus près l’intimité de cette famille qui vit presque en vase clos. Une suite de gros plans annonce le drame. Mais pour le moment, Ilana s’enfuit comme une voleuse de ce repas de fête et de paix, pour rejoindre son amant Nazim, pompiste à la forte carrure,  appartenant au peuple kabarde, vieux lignage nord-caucasien tardivement converti à l’Islam.

Dans la nuit, David et sa fiancée sont kidnappés (par des ­Kabardes) et une rançon réclamée. Comment faire pour réunir la somme nécessaire et sauver David ? Ilana et ses parents, chacun à leur façon, iront au bout de leur choix, au risque de bouleverser l'équilibre familial.

Ce film est bouleversant parce qu'on comprend que les familles vont devoir faire face seules, sans l'appui de la police. L'appeler est exclu dans cette communauté juive repliée sur elle-même. Bien entendu personne n'a suffisamment d'argent pour payer la rançon. Les deux mères, côte à côte, sont suspendues aux tractations que mènent les hommes. Un membre de la communauté, avide de récupérer le garage pour une bouchée de pain, propose son aide à un prix si dérisoire que le père proteste. Tu me vexes ... lui répond son "ami" avec une malhonnêteté perfide.

Une autre solution serait d'accepter la somme offerte par leur riche voisin, les parents de Rafa, en dot du mariage de leur fils avec Ilana qui refuse depuis longtemps les avances du jeune homme. J’ai mon fils à sauver dit la mère à sa fille en guise de justification.

Est-ce une raison suffisante pour accepter de se sacrifier ? Le spectateur va suivre le combat d'Ilana pour sa liberté parallèlement à celui de ses parents pour reconquérir leur fils. Le cadre carré, les plans serrés, et la saturation des couleurs chaudes participent à ce sentiment de malaise lié à la difficulté à exister librement, très intelligemment signifié par le sous-titre français, Une vie étroite.

Des histoires d'enlèvements comme celui qui se trouve au centre du film étaient relativement courantes dans les années 1990 (ces problèmes-là n’existent plus depuis le début des années 2000). En faisant ses études de cinéma, Kantemir Balagov s'est dit qu'elles seraient intéressantes à exploiter d'un point de vue cinématographique et a ainsi commencé à interroger la diaspora juive dans la ville de Naltchik à ce sujet.

Evidemment, tout le monde est prêt à tout pour sauver un proche, mais ce que le réalisateur a voulu montrer, c'est ce que les membres d'une famille n'étaient pas prêts à faire pour sauver David. Il a utilisé un ensemble de faits issus de différentes histoires analogues pour écrire le scénario avec son coscénariste, Anton Yarush, qui est de Saint-Pétersbourg. Il s'est aussi inspiré de films comme Mouchette de Robert Bresson ou Rosetta des frères Dardenne.

Il tenait à ce que les personnages juifs du film soient joués par des Juifs et les Kabardes par des Kabardes. Darya Zhovner a été trouvée à Moscou et venait de terminer ses études à l’école-studio du MKhaT, le Théâtre d’art de la ville. Ses parents sont des acteurs de théâtre. Elle fait preuve dans le film d'un charme électrique qui explose indubitablement.

Pour des raisons budgétaires, seules les scènes d'extérieur ont été tournées dans la ville Naltchik, pendant seulement quatre jours. les autres ont été filmées à Saint-Pétersbourg, de fin septembre 2016 à fin octobre.

Plusieurs vidéos d’exécutions sont diffusées dans le film. La plus longue est une vidéo qu'il avait récupéré quand il avait douze ou treize ans, sur K7 ou sur DVD. Le cinéaste confie : "Je m’en souviens car c’était la première fois que je me trouvais confronté à la mort, que je voyais quelqu’un mourir lentement. Nous, on était scotchés devant ces images qui dataient de 1998, et qui avaient été tournées dans un village daghestanais. On ne nourrissait pas de sentiments antirusses, on ne se délectait pas de cette bande, mais on n’arrivait pas à s’en détacher… Les réactions des personnages à la vue de cette K7 sont à l’image de celles que mes copains et moi avions, très différentes de l’un à l’autre."

La violence de ces images d'archives justifie l'interdiction aux moins de 12 ans. Je dois dire que j'ai trouvé insoutenables les images de torture et d’égorgement de soldats russes perpétrés par des Islamistes tchétchènes... précisément parce qu'elles ne sont pas de la fiction. On se souvient de la première guerre de Tchétchénie, République proche qui a conquis son indépendance. Sa férocité ravive le souvenir des atrocités de la po­litique stalinienne et des déportations de population, encourageant en même temps la montée du fondamentalisme islamique.

Le réalisateur utilise ces vidéos en contrepoint du chantage dont Ilana est victime. La jeune femme tente de trouver refuge auprès de Nazim, mais découvre la fascination qu’exerce sur lui et sur ses amis, le spectacle proprement monstrueux de la propagande islamiste, alimentant une haine séculaire et universelle des juifs, faisant dire à un jeune Tcherkesse qu’on devrait continuer à transformer les juifs en savons.

Suivent des scènes de beuveries sur une musique techno où Ilana joue la défonce avec une vérité criante. Elle devient magnétique, la voix brisée et le corps scarifié par un éclairage stroboscopique qui est suggéré par l'affiche.

La rançon sera payée. Le fils sera libéré et choisira de rester là avec sa fiancée. On le voit porter un blouson brodé d'un lion dans le dos alors que sa soeur n'a pas quitté le sien, orné d'un loup.... Ilana partira avec ses parents dans leur guimbarde qui tombe en panne régulièrement, montrant qu'elle est autant à bout de courses que ses parents. Il faut déménager, encore, et tenter de continuer à vivre, ou survivre. Comment protéger nos enfants ? Telle est bien la question commune à tous les parents.

Le film finit comme il a commencé, avec une très belle scène de repas, symbole de partage, en pique-nique improvisé. Peut-on être optimiste en les entendant dire On n’est pas encore mort ? Je ne sais pas ce qui leur est arrivé ensuite et pourtant leur souvenir me poursuivra longtemps.

Tesnota n'est pas un film qu'on oublie.

Kantemir Balagov est né à Naltchik, dans le Caucase du Nord, en 1991, et c’est là qu'il a fait ses études secondaires. Le cinéma ne lui est pas venu tout de suite : il est d’abord entré en faculté d’économie à l’université de Stavropol, puis a suivi des cours de droit par correspondance, sans grande passion.

Son père lui ayant acheté un appareil photo, il a commencé à faire des photos, puis à filmer des petites scènes et des web séries à Naltchik qu'il a présentées à Alexandre Sokourov (sans savoir alors qui il était) car il avait ouvert une école de cinéma à Naltchik trois ans plus tôt. Il lui a proposé d’intégrer l’école directement en troisième année à l’automne 2011.

Tesnota, une vie à l'étroit, de Kantemir Balagov
Avec Darya Zhovner, Veniamin Kats, Olga Dragunova
Drame Russe
Interdit aux moins de 12 ans avec avertissement
En salles le 7 mars 2018 (1h 58 min)

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