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vendredi 16 mars 2018

Les rêveurs d'Isabelle Carré

L'actualité est forte pour Isabelle Carré (César de la meilleure actrice en 2003 pour son rôle dans Se souvenir des belles choses et lauréate de deux Molières) qui est depuis le 18 janvier à l'affiche de Baby, mise en scène par Hélène Vincent, au théâtre de l'Atelier, et que je vous recommande fortement.

Elle publie aussi son premier roman, également sur le thème de la famille, dans lequel elle nous dévoile une facette de sa personnalité que l'on ne soupçonnait pas. Elle le présente comme un roman d’apprentissage. Ce sont des gens qui se bricolent un peu leur vie, qui sont sous la pression du regard de la société et qui vont petit à petit se libérer. Ce que dit ce roman c’est que la liberté n’est pas une sensation, c’est une conquête.

Les Rêveurs est un roman avec de nombreux accents autobiographiques, comme le souligne l'auteure, une  peinture d'une époque, portrait d'une famille, qui parle du décalage entre l'être et l'image qu'on renvoie, et qui est parfaitement signifié par cette réplique de Iago dans Othello : je ne suis pas ce que je suis ... (p. 262) 
Elle n'a pas cherché, poursuit-elle, à rétablir aucune "vérité", ne nous livrant que la partie immergée de l'iceberg. Le reste dort dans des cahiers. Car Isabelle a beaucoup écrit (un journal, des nouvelles, de la poésie) entre l'âge de 7-10 ans jusqu'à 27-30 ans. Elle a eu depuis d'autres occupations, entre le théâtre, le cinéma et sa vie de famille.

C'est à la faveur d'un stage d'écriture suivi à la NRF qu'elle a décidé de se jeter à l'eau, expérience qu'elle incite tout le monde à faire, malgré le coût financier et le temps qu'il faut (trois ans pour elle).  C’est vraiment l’atelier d’écriture de Philippe Djian, Marcher sur la queue des tigres, qui m’a donné l’impulsion pour aller au bout.

J'ai eu la chance de la rencontrer au Salon Livre de Paris, tout simplement au détour d'une allée où j'ai reconnu sa voix. C'est vrai qu'elle est discrète autant que lumineuse, parfaite à faire semblant de faire semblant comme elle le reconnait en citant Marivaux. Ecrire est un chemin inverse à celui qu'elle a l'habitude de suivre quand, pour mieux servir un texte, et après avoir revêtu un costume et posé un maquillage, le metteur en scène lui demande d'être plus ceci, moins cela.

Elle pouvait, pour la première fois, construire ses phrases sans qu'on la dirige. Alors, les réactions (très positives) à son premier livre la touchent infiniment. Elle savoure le bonheur qu'elle a pris à aller où elle voulait, en toute liberté, en goutant le plaisir des mots même s'il fallait parfois une journée entière pour trouver le bon.

Elle exprime son désir et sa frayeur de continuer, finissant par lâcher que oui, elle a le début du début du début du prochain livre.

Les rêveurs n'est pas construit de façon linéaire et je sais que certaines personnes ont été déroutées. J'approuve Isabelle d'avoir fait la part belle aux impressions, d'avoir privilégié les émotions aux faits. L'exactitude n'est pas de mise. Elle nous aurait rendu voyeurs. La poésie de son écriture réussit au contraire à nous emporter vers un ailleurs. Alors ne cherchons pas à débusquer ce qui est rigoureusement vrai. D'ailleurs je n'ai pas suivi toutes les étapes.

J'ai peut-être imbriqué les trois histoires, la sienne, celle du roman et celle de Baby tant les points communs me sautaient aux yeux, même s'ils sont le fruit du hasard. Il est peut-être fréquent qu'une femme soit pressée d'abandonner l'enfant qu'elle porte et se retrouve isolée pour sauver les apparences ou qu'une petite fille veuille porter un kilt pour avoir l'air classique. Passer pour conforme est récurrent dans de nombreux ouvrages (il est central dans le second livre de Maëlle Guillaud, Une famille très française, pour qui j'ai eu un coup de coeur que je partagerai prochainement sur le blog).

Isabelle écrit (p. 23) à propos de ses grands-parents que leur vie entière s'est construite sur des apparences, il faut tenir son rang, continuer de vivre exclusivement avec ceux du même milieu, et tenter d'être, à leurs yeux, irréprochable, même si cette reconnaissance devait se payer cher ensuite.

On comprend que l'envie d'écrire fut forte. Comme elle voit juste en choisissant pour exergue cette phrase d'Aragon : Le roman, c'est la clé des chambres interdites de notre maison.

Son roman ressemble à un inventaire à la Prévert. On y trouve une future maman retenue prisonnière à Pantin, une grand-mère un peu folle, un petit garçon adopté, un piano, un placard, des rakus, des images pieuses, une petite fille admirative d'Alice au pays des merveilles qui aurait tant voulu devenir majorette, qui aime tant les livres qu'il lui arrivait d'en glisser un sous son oreiller ou de s'endormir en le tenant serré contre elle (p. 55), comme un doudou, un père qui cesse un jour d'être pris pour un héros, des vacances en Provence, des enfants terrorisés enfermés dans une voiture, un parloir, une petite fille qui tombe d'un balcon, un hôpital psychiatrique, un grand-père qui sauve sa petite fille de la noyade en la retenant par les cheveux, des amoureux, ... et le hall d'un théâtre, endroit idéal pour rêver.

On revit un passé pas si ancien où l'avortement était un crime, où il fallait attendre d'avoir vingt-et-un ans pour être majeure, où l'homosexualité était un délit. On plonge dans une époque pas si lointaine où les idées révolutionnaires ont donné naissance à des unités familiales pop-post-soixante-huitardes-zen (p. 61). On apprend des termes peu usités comme strab et imaris. On se sent soeur de celle qui comme nous cultive les pensées magiques.

Le livre s'achève d'une manière que j'aime beaucoup, avec la bande originale de toutes les musiques citées, parmi lesquelles on trouve Isabelle de Jacques Brel ... évidemment.
Les rêveurs d'Isabelle Carré, chez Grasset, en librairie depuis le 10 janvier 2018, Grand prix RTL Lire

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